Crack: les commerçants des Grottes sont à bout

Jadis occupée par les enfants et habitants, la place des Grottes est squattée par des fumeurs de crack. Les commerces voient leur fréquentation diminuer. Comme les habitants, ils alertent les autorités. Le Département de la sécurité, de la population et de la santé et Quai 9 ont mis en place plusieurs mesures.

  • Présent dans le quartier depuis 2021, le crack est désormais vendu "prêt à consommer". 123RF

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La scène se déroule un vendredi après-midi. Sur la place des Grottes, devant les portes de l’Université ouvrière de Genève, une douzaine d’hommes sont regroupés. L’un d’eux se saisit de son briquet et de sa pipe à crack et tire une taffe. «Ils ne se cachent même pas», peste une habitante du quartier arpentant d’un pas rapide la rue des Quatre-Saisons qui relie Quai 9 (l’espace d’accueil et de consommation de drogues) à la place.

A peine a-t-elle tourné les talons que le groupe se disperse. En cause: l’arrivée de la police sur les lieux. «On passe très régulièrement, précise un agent. Mais, ils reviennent sans arrêt.»

Baisse du chiffre d’affaires

De quoi pourrir le quotidien des habitants et des commerçants du quartier. «C’est horrible. Ça dépasse tout le monde», stipule la propriétaire d’une boutique, située sur la place. «Ça a commencé il y a quelques mois. Et depuis, c’est tous les jours et à n’importe quelle heure. Parfois, ils sont jusqu’à 40, 45 sur le parking à côté de Quai 9... Qui plus est, cette drogue rend agressif. Des clients nous disent qu’ils n’osent plus venir, qu’ils ont peur. Mon chiffre d’affaires a diminué de moitié.»

S’ajoutent les incivilités: «On retrouve plein de déchets devant nos vitrines. On essaie de faire de jolies devantures mais, on nous a volé un arbre, cassé des pots... C’est désespérant et décourageant», poursuit-elle. Depuis son comptoir, la responsable assiste quotidiennement à ce triste spectacle. «Ils sont de plus en plus nombreux. Et de plus en plus jeunes. Il y a, par exemple, cette jeune fille de 18 ans. Elle est tellement jolie... On l’a vue se dégrader physiquement. Elle est devenue toute maigre et elle hurle... Ça me crève le cœur de les voir prendre cette drogue. C’est hyper addictif.»

«Retrouver le quartier tel qu’il était avant»

A quelques pas de là, le boucher charcutier, Eric Muller renchérit: «Avec le spectacle qu’ils donnent, les gens n’osent plus venir, lance-t-il. Ça ne date pas d’hier mais, ça n’a fait qu’augmenter ces six derniers mois.» Et son employée, Nadia, d’ajouter: «Ce qu’on voudrait, c’est retrouver le quartier tel qu’il était avant. Quand les enfants jouaient sur la place.»

Un souci que partage Cristian Ugarte. Représentant des habitants des Grottes, il explique: «Il y a toujours eu une tolérance dans ce quartier, en raison de la présence de Quai 9. Le problème, c’est que l’arrivée du crack change la donne. Pour l’héroïne, l’usager attend son tour au local d’injection. Là, le type de consommation, extrêmement rapide, fait que le phénomène s’est propagé dans tout le quartier.» D’où une inquiétude palpable chez certains habitants. «Ce n’est pas toujours rassurant quand on est un jeune ou une femme...», précise le quadragénaire. Pour remédier à cette situation, habitants et commerçants ont écrit aux autorités. Un plan d’urgence a été lancé (lire encadré). «Il faut absolument qu’ils donnent les moyens à Quai 9 pour enrayer cette consommation. Et qu’ils nous aident, nous habitants, à animer notre quartier autrement.»

«Prêt à consommer»

Vivant lui aussi dans ce secteur, le boulanger Frédéric Bouvard, tient le même discours: «Les Grottes, c’est vraiment un petit village. Mais, le Covid a laissé un vide. Les habitants sont moins sortis, ils ont déserté la place. Et peu à peu, celle-ci a été occupée par les consommateurs en tout genre.» Même si la boulangerie travaille régulièrement avec des usagers de Quai 9, il reconnaît que la problématique du crack est difficile à gérer. «Les gares ont toujours été des lieux de deal et de consommation. Le souci avec le crack, c’est que c’est dévastateur. Ça coûte une thune ou deux. L’effet ne dure que 10 à 15 minutes. Et les dégâts, eux, sont considérables.»

Thomas Herquel, directeur de Première ligne, l’association qui chapeaute Quai 9 confirme: «En 2021, on a vu apparaître cette consommation dans le quartier. Le crack a toujours été là mais désormais, il est vendu «prêt à consommer». C’est d’ailleurs une spécificité genevoise à l’échelle de la Suisse. Résultat, on est passé de 150 consommations par mois avant 2020 à 1500 par mois au sein de Quai 9.» Mais surtout, la consommation s’est fortement propagée à l’extérieur des locaux de l’association. «Ce qui change c’est le côté compulsif.» De quoi rendre le combat contre ce fléau particulièrement compliqué.

Ouverture d’un sleep-in prévue le 1er février

MP • Du côté des autorités, on affirme prendre le problème au sérieux. «Nous appliquons la politique des quatre piliers: prévention, thérapie, réduction des risques et répression», précise Laurent Paoliello, directeur de la coopération et de la communication du Département de la sécurité, de la population et de la santé (DSPS). «Même si actuellement celui de la thérapie s’avère compliqué voire impossible au vu de l’absence de produit de substitution.» Afin de connaître l’évolution de la situation sur le plan sanitaire, une étude est actuellement menée. Les résultats sont attendus au printemps.

Un plan d’urgence a d’ores et déjà été lancé. Il prévoit l’ouverture d’un sleep-in à Quai 9, dès le 1er février pour accueillir les consommateurs de nuit. Mais aussi: une intensification de l’accueil de jour, dans le local appelé «la bagagerie». Ainsi qu’un renforcement des tournées de rues par le personnel de Première ligne. Le crédit supplémentaire accordé pour mettre en place ce plan permet de couvrir les deux prochains mois.

Côté police: aux patrouilles «rassurantes pour la population et dissuasives pour les dealers», s’ajoutent les interpellations. Pour 2022, sur la totalité du canton, 712 opérations de lutte contre la cocaïne/crack (le crack étant un dérivé de la cocaïne) ont conduit à 1880 interpellations, 441 arrestations et mises à disposition du ministère public; 7,4 kilos de cocaïne et 160 g de crack ont été saisis. De quoi, affirme le DSPS, «empêcher l’expansion du réseau».