Dans les magasins, l’euro fait de l’ombre au franc

Dans plusieurs enseignes genevoises, les prix en euros restent visibles sur les produits vendus. De quoi agacer les consommateurs, dont certains n’hésitent plus à franchir la frontière. Les milieux économiques surveillent la tendance.

  • Sur certains produits, les étiquettes de prix différents se bousculent. TR

«Ça ne donne pas envie de dépenser ici. Quand on voit les différents prix, on a l’impression qu’on nous prend pour des cons», estime Rico, venu dans un magasin de meubles des Rues-Basses pour acheter un vase. La raison de sa colère: de nombreuses étiquettes laissent transparaître les prix en euros, systématiquement moins élevés que ceux en francs suisses. Un problème que l’on retrouve aussi dans des boutiques de vêtements, où l’on se contente de recouvrir l’ancien montant avec un autocollant.

De quoi énerver certains clients, à l’heure où la monnaie européenne a fortement reculé face au franc suisse (actuellement 1 franc vaut pratiquement 1 euro), renforçant ainsi le pouvoir d’achat des Genevois à l’étranger. A l’image de cette cliente d’une célèbre marque espagnole qui raconte: «Un vêtement à 59 euros coûte 79,90 francs à Genève. Et lorsque j’ai demandé au manager à payer en euros, il m’a envoyée balader. Les Suisses sont les dindons de la farce.»

Des cas anecdotiques? Pas vraiment. Une balade au centre-ville suffit pour se rendre compte que de nombreuses entreprises sont concernées. En vrac: on découvre un pull vendu 69,90 francs sur lequel on voit l’ancien prix de 45,99 euros; une sous-tasse facturée 19,90 francs au lieu de 12,99 euros encore indiqués ou ce bougeoir sur lequel le prix des 19,99 euros s’est transformé en 35,90 francs! Avec les soldes actuels, on trouve parfois trois prix différents. Pas facile de s’y retrouver pour le consommateur. «C’est la guerre des prix!», résume d’ailleurs Rico, qui se rendra finalement au marché aux puces pour ses achats.

Consommer local

La problématique est bien connue de Genève Commerces, qui défend les commerçants. «La Suisse est un îlot de cherté. Lorsque le franc se renforce, cela tend à faire augmenter le tourisme d’achat. C’est un des principaux défis de notre secteur», confirme la secrétaire patronale de l’association Flore Teysseire. Elle rappelle que les commerçants ne sont pas toujours libres de fixer leurs prix. «La plupart du temps, les distributeurs étrangers profitent du niveau de vie suisse pour gonfler les montants.» Genève Commerces avance de nombreuses causes pour expliquer ces écarts: salaire minimum à Genève, loyers, coûts plus importants pour le transport et la logistique ou encore réglementation plus stricte à respecter en Suisse.

D’après l’association, le prix des biens n’est pas la seule explication. «Il faut aussi prendre en compte les conditions-cadres, par exemple s’agissant des horaires d’ouverture plus libéraux ou d’une mobilité plus accueillante ailleurs, comme c’est le cas en France voisine. Le consommateur va là où il a le plus d’avantages». Comment sortir de cette situation? «Nous n’avons pas la prétention de répondre seuls à cette problématique. Nous sommes volontiers à disposition des décideurs pour contribuer à tenter de la résoudre», indique-t-elle. Autre solution avancée: encourager à consommer local. «La population doit prendre conscience des enjeux liés à la durabilité, à l’écologie et à la santé publique».

Niveau de vie

De son côté, la Fédération romande des entreprises (FER) suit aussi de près la question. «L’une des raisons de ces différences de prix est le haut niveau des salaires en Suisse, qui se répercute sur les marges des produits vendus sur notre territoire, confirme Véronique Kämpfen, directrice de la communication. Mais, cela ne justifie pas nécessairement tous les écarts.»

L’organisation patronale redoute par ailleurs que la situation ne s’accentue encore en raison du salaire minimum à Genève, «le plus élevé du monde». La FER rappelle toutefois que la Suisse dispose d’un pouvoir d’achat par habitant particulièrement élevé. «Avec 40'739 euros par an en 2021, c’est presque trois fois la moyenne européenne, qui se situe à 15'055 euros. C’est aussi une des causes des différences de prix chez certaines marques. Mais, cela ne les justifie pas davantage.»

Haut de gamme épargné

Si on les retrouve ici et là, ces écarts de prix importants ne sont pourtant pas la règle dans toutes les enseignes, à l’image de celles qui vendent du haut de gamme. C’est notamment le cas de Bongénie Grieder, spécialisé dans le luxe, qui assure que les prix pratiqués sont les mêmes des deux côtés de la frontière. «Les marques nous conseillent fortement un prix et nous apposons nos propres étiquettes avec le prix de vente», explique Claudia Torrequadra, cheffe de la communication pour le groupe.

A ses yeux, cette différence d’approche s’explique aussi par le fonctionnement des magasins. «Dans le haut de gamme, les prix sont en quelque sorte contrôlés par les marques. Nous avons donc un intermédiaire supplémentaire par rapport à certaines enseignes qui produisent elles-mêmes leurs collections et qui peuvent adapter leur prix.»

Idem sur Internet...

TR • La toile n’est pas épargnée par la guerre des prix qui touche Genève. Là aussi, de nombreux consommateurs s’étonnent de découvrir d’importants écarts selon la devise utilisée. C’est le cas de Nathalie, à la recherche d’un maillot de bain pour son mari. Avant de se rendre dans un magasin du centre-ville où elle a l’habitude d’acheter, la quadragénaire décide tout de même de vérifier sa disponibilité sur Internet. «Je clique et je découvre que le maillot n'est en fait pas vendu par l’enseigne suisse, mais par une société française. Et bien sûr pour beaucoup moins cher, presque 20 balles de moins! C’est aberrant qu’un grand magasin genevois propose sur son site de tels produits et encourage presque à les acheter de l’autre côté de la frontière», s’étonne la consommatrice. Après avoir hésité à commander son maillot de bain chez un ami vivant en France, Nathalie a finalement changé son fusil d’épaule. «J’avais l’impression de me faire avoir. Je me suis donc rabattue sur un porte-monnaie Louis Vuitton, vendu quasiment au même prix en France et en Suisse!»