«Je connais bien le problème, lâche Christine*. Mon petit frère a tout perdu. Dès qu’il avait un peu d’argent, il le pariait. Ça l’a complètement détruit...» Aussi, à l’aube du Mondial au Qatar, les inquiétudes de la jeune femme redoublent. Et, il y a de quoi. La période est propice aux paris sportifs. «On constate un phénomène d’addiction aux jeux de hasard et d’argent couplé à de lourdes pertes financières», relève Natacha Cattin, chargée de projets à Rien ne va plus. En 2021, en Suisse, les paris sportifs ont généré un chiffre d’affaires de près de 860 millions. Soit une augmentation de 103,9% par rapport à 2020.
Face à cette explosion, l’association genevoise lance une campagne dimanche 20 novembre, jour du coup d’envoi du Mondial. Le slogan: «En un pari, tout peut basculer». Diffusé sur Instagram, TikTok et Google display mais aussi en passant par des influenceurs et influenceuses, le message de prévention s’adresse aux plus jeunes, particulièrement vulnérables. Une œuvre artistique géante sur ce thème, signée Fabien Cuffel, prendra aussi place dans le hall central d’Uni Mail.
En hausse pendant la pandémie
«Les années 2020 et 2021 ont été particulièrement difficiles pour la santé mentale des jeunes, en raison de la pandémie de Covid-19. En 2021, le cocktail restrictions sociales, Euro de football et campagne marketing spécialement agressive ciblée sur les très jeunes permet probablement d’expliquer l’augmentation massive du produit brut des paris sportifs», relevait déjà le Groupement romand d’études des addictions (GREA) dans un rapport paru en mai.
«Le confinement a accéléré les choses», confirme Natacha Cattin. Sont principalement concernés les hommes, âgés de 18 à 29 ans, ayant un niveau socio-économique bas. «Lors de mes interventions dans les maisons de quartier, j’ai pu constater que les mineurs ne sont pas épargnés. Certains, qui ont moins de 18 ans, arboraient même un ticket de la loterie romande. Les paris sportifs sont d’autant plus dangereux que les parieurs ont tendance à surestimer leur potentiel. Ils se disent: «Je connais le football, je vais devenir riche!»
Marketing ciblé
S’ajoute un marketing ciblé particulièrement bien rodé. «Les publicités s’appuient sur des stars connues par les jeunes. Et jouent sur le concept de communauté», détaille Natacha Cattin. A l’image de la publicité de la Loterie romande qui, sortie en juin 2020, souhaite la «Bienvenue dans le monde des parieurs». Une invitation assortie d’un clip rythmé d’une minute qui loue les qualités de «ceux pour qui prédire le futur devient une seconde nature» ou encore de «ceux qui multiplient l’excitation du sport par celle du pari».
Cette adrénaline participe à créer l’addiction. «Pour un joueur, un match sans pari perd tout son intérêt», complète Natacha Cattin. Sauf que, le gain financier n’est pas toujours à la clé. Loin de là. «En 2021, les pertes des joueurs de paris sportifs ont augmenté de plus de 50%», indique le GREA dans son rapport.
«Les matchs comme tous les sports demeurent imprévisibles», poursuit Natacha Cattin. Tel fut le cas, par exemple, du match entre la Suisse et la France, en huitième de finale de l’Euro. Lorsque, le 28 juin 2021, après avoir été menée par les Bleus, la Nati a finalement égalisé avant de l’emporter aux tirs au but. Dans son rapport d’activité annuel, la Loterie romande précise que seuls «12% des parieurs avaient pronostiqué une victoire de la Suisse contre la France». Autrement dit, 88% des parieurs se sont trompés. «Certains avaient parié l’intégralité de leur salaire sur ce match «gagné d’avance» par la France», insiste l’experte de Rien ne va plus.
Isolement et endettement
Et de décrire le cercle vicieux: «Le parieur qui perd a tendance à parier à nouveau pour pouvoir se refaire. Cette spirale mène à l’isolement, l’anxiété, le stress, la dépression et l’endettement.»
Grand parieur depuis plusieurs années, Téo* connaît les risques et s’en tient à une règle immuable: «Je ne réinvestis que le produit de mes gains.» Pour savoir si le comportement d’un joueur est problématique, voire dangereux, Rien ne va plus a mis en place une autoévaluation accessible sur son site: leclicdetrop.ch. Un test d’autant plus utile que le tabou autour des paris demeure fort.
*prénoms fictifs